La proposition artistique de Disco Elysium

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On peut parfois lire ou entendre que Disco Elysium – ce RPG acclamé dont la particularité est de faire passer l’intégralité de sa narration et de son gameplay par du texte et des choix textuels – ne serait en réalité qu’un superbe livre interactif, une sorte de Livre dont vous êtes le héros transposé en jeu vidéo. D’autres expriment leur amour du jeu de rôle papier, dont Disco Elysium en reprendrait tout le sel et la saveur : il en serait en tout cas sa meilleure adaptation virtuelle jusqu’à présent.

Je trouve ces comparaisons un peu réductrices. Si effectivement Disco Elysium emprunte beaucoup à ces deux « supports » ludiques, il cultive aussi une proposition plus originale, très ancrée dans son propre média, le jeu vidéo. Certes, ses quantités colossales de texte donnent l’impression de lire une bonne trilogie de bouquins, tandis que ses multiples caractéristiques à faire évoluer, qui forment un véritable build type RPG et façonnent l’aventure, nous rappellent sans cesse cet attachement au jeu de rôle.

Toutefois, Disco Elysium évolue loin de la linéarité propre au livre. En une partie, on passe sans doute à côté des deux tiers du texte intégral du jeu. C’est selon les caractéristiques sélectionnées pour le personnage principal, mais aussi tout simplement les choix faits pour chaque situation. Les textes, le ton, l’approche, seront ainsi complètement différents d’une partie à l’autre. Accorder une bonne quantité de points au trait « Encyclopédie » aura pour effet d’accéder à d’innombrables informations sur l’univers de Disco Elysium, qui viendront « couper » littéralement la plupart des dialogues, disgressant sans cesse sur des détails de l’Histoire ou de certaines zones géographiques. Si les précieux points sont attribués au trait « Electrochimie », toute la connaissance et la tentation des drogues s’offrent constamment au joueur, lui permettant alors d’explorer une voie pour le coup très originale. De plus, la possibilité de mixer ces traits – parmi les 24 disponibles – permet d’assurer au joueur une aventure quasiment unique.

Un aspect jeu de rôle exceptionnel, donc, mais toutefois sans véritable maitre de jeu, sans aucune place à l’improvisation : on doit forcément rester dans les clous des choix textuels. Ces derniers évoluent au fil de l’aventure, de l’exploration, de l’attribution des traits, mais cette liberté d’action inhérente au jeu de rôle se voit ici confinée au script. C’est une évidence, Disco Elysium reste un jeu vidéo, programmé, scripté selon les règles – pourtant très larges – de game design et de narrative design. Si dans un Baldur’s Gate (adaptation virtuelle du célèbre JDR Donjons et Dragons) ou un Fallout, on pouvait voler et attaquer n’importe qui, et tout explorer quasiment sans contrainte, Disco Elysium est bien plus restreint dans ce qu’il propose. Sa « liberté » si particulière se trouve surtout dans sa rejouabilité, dans l’exploration des différents traits du personnage principal.

C’est d’ailleurs sur ce point – le champ des possibles – que j’ai l’impression que le jeu aurait pu être encore plus marquant. En effet, l’enquête, point central de l’histoire, est extrêmement guidée. On peut la dérouler de plusieurs manières, mais elle ne demande pas forcément de réflexion de la part du joueur. Ce que je veux dire, c’est qu’en épuisant tous les choix de dialogue des personnages rencontrés et en explorant un peu tout, on finit forcément par avancer, par débloquer des choses. Ce n’est pas le joueur qui fait des déductions qui lui paraissent logiques, ce sont des choix textuels qui apparaissent automatiquement lorsque des détails ou des pans scénaristiques. Idéalement, un carnet de notes et une approche – niveau gameplay – plus orientée sur le principe d’enquête, peut-être avec certains éléments empruntés au genre point and click, ça m’aurait vraiment transporté ! Mais je disgresse, le but de Disco Elysium est de plonger son joueur dans un univers – graphique et littéraire – fascinant, de lui faire endosser le rôle d’un personnage complètement barré, et cette proposition a parfaitement fonctionné sur moi.

Paradoxalement, j’avais testé Disco Elysium à sa sortie, mais je pense que je n’étais pas prêt pour vivre ça. Le niveau de langue anglaise était pointu, et je trouvais alors les textes interminables, jusqu’à l’indigestion. La fatigue l’a emporté et malgré le côté fascinant du titre, je n’ai pas pu aller au delà de quelques heures de jeu. Avec la traduction française – excellente, il faut bien l’avouer – et une préparation psychologique adéquate, j’ai retenté l’expérience. Je m’y suis engouffré même, et j’ai adoré de bout en bout. Une seconde chance indispensable, pour un jeu exceptionnel.

L’une des forces de Disco Elysium est son côté roleplay parfaitement retranscrit dans son game design. Je crois bien que c’est la première fois que les jets de dés ratés ne sont pas si pénalisants. Dans n’importe quel autre jeu, on serait tenté de recharger sa sauvegarde au moindre jet raté, ici non. L’échec n’est pas punitif – on perd quand même souvent des points de vie ou de moral, mais c’est gérable -, il emmène simplement le dialogue ou l’histoire vers une autre direction. De toute manière, je l’indiquais plus haut, le jeu se débloque un peu tout seul, automatiquement. L’échec ou la réussite des jets de dés servent ainsi avec brio la narration. Bien entendu, il est toujours plus gratifiant de réussir, d’utiliser les caractéristiques que l’on maitrise, mais échouer n’est ici pas synonyme de game over, loin de là. Pas de rechargement intempestif de sauvegarde donc, pour une meilleure fluidité d’action.

L’action, c’est lire, lire, et encore lire, en écoutant le jeu des doubleurs, tous exceptionnels. L’action c’est aussi choisir des réponses de temps en temps, ou se faire tenter, insulter, conseiller, par les personnifications de nos traits de caractéristiques, qui prennent la parole à tout bout de champ. Enfin, l’action c’est explorer minutieusement les lieux, fouiller, fouiner un peu partout, à la recherche d’une interaction, d’un objet, ou d’un personnage qui déclenchera habilement vingt nouvelles minutes de lecture de texte. Disco Elysium est un jeu unique, osé, aussi magnifique dans ses expérimentations littéraires que par son esthétique singulière. On parle bien ici de véritable direction artistique, qui régit l’intégralité de l’œuvre : les textes, les superbes illustrations des personnages ou des menus, l’environnement, les décors, ou même la musique, parfaitement intégrée sans être envahissante. Ce titre regroupe ainsi avec une cohérence plus que perturbante – à mon sens ! – plusieurs formes d’art, tout en respectant son propre média, le jeu vidéo. Elle est là la proposition artistique de Disco Elysium, et c’est fichtrement réussi.


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